Les machines sauront-elles un jour capturer notre singularité ? La réponse par Raphaël Enthoven, invité du ONFestival

Hugo Danaguezian

 

« Il n’est pas possible d’expliquer à quelqu’un pourquoi on l’aime. Si l’on donne des causes à l’amour, on tue l’amour. Le sentiment lui-même est soluble dans la dissipation des causes que vous lui trouverez. »

C’est ainsi que Raphaël Enthoven a capté l’attention de son auditoire le 24 juin dernier, lors de la session française du ON Festival de Freshworks. La domination de l’homme par la machine est un sujet que notre invité aborde par le prisme philosophique, et pour lui, la question ne se pose pas, car la singularité, qui est l’essence même de l’être humain, ne pourra jamais être copiée par nos algorithmes.

Mais revenons à nos sentiments humains : « L’amour ne s’explique pas » est un lieu commun, et si on l’admet, alors la question de savoir si l’homme sera un jour dominé par la machine est résolue. 

La crainte de la domination par les machines n’a pas attendu l’arrivée des nouvelles technologies pour faire couler beaucoup d’encre. Ce sujet a souvent été repris dans les œuvres de fiction et les scénarios de films d’anticipation. Mais la crainte réelle, pour l’homme, est en réalité de se retrouver en mesure de produire des choses qui peuvent s’affranchir de lui. Et quelle est l’instance qui a produit une entité qui lui a finalement tourné le dos ? C’est Dieu. 

En craignant que les machines nous échappent, nous adoptons un positionnement divin, ce qui met en exergue, au final, une “extraordinaire vanité de l’humanité”. Car pour le moment, il est difficile de se comparer à Dieu si on n’est pas capables de produire des machines et des robots qui peuvent se targuer de posséder les même capacités que les humains en termes de sentiments. Peut-on fabriquer un robot hypocrite ? Un robot pervers ? On en est loin.

La machine est de fait supérieure à l’homme, car c’est pour cela qu’il l’a créée

Régulièrement, la question se pose de comparer les forces de la machine à celles de l’homme, généralement quand un joueur de GO se fait battre par un ordinateur. Pour Raphaël Enthoven, ce ne sont pas des questions auxquelles on cherche une réponse, mais plutôt des peurs qu’on agite car elles attirent les lecteurs.

Car en fait, la réponse est évidente : oui, la machine est plus forte que l’homme. Pour preuve : un simple marteau est plus solide qu’un poing pour enfoncer un clou. Depuis la nuit des temps, l’homme a créé des machines pour pallier ses faiblesses. Mais il n’est pas pour autant rationnel de comparer l’homme à la machine.

« Ce qu’une machine peut organiser et prévoir, c’est la totalité des situations données, explique Raphaël Enthoven. Mais ce qu’elle échoue à penser, c’est le moment de l’émergence d’une décision. Et c’est cela qui est irréductiblement humain. »

L’exemple de la recherche d’anagrammes illustrait cette pensée : une machine saura les trouver mais elle n’aura pas la capacité à définir celle qui a le plus de sens, qui est la plus pertinente compte tenu du contexte. « Albert Einstein », par exemple, a pour anagramme « Rien n’est établi », ce qui est particulièrement troublant, pour nous qui connaissons les découvertes du savant sur la relativité. Mais pour une machine, il s’agira juste d’une combinaison de lettres formant des mots différents des mots de départ. 

 

Saisir la singularité et l’étrangeté de l’être humain

Autre exemple des capacités de la machine, qui peut apparaître troublant pour l’humain : les systèmes de recommandation de produits. Pour beaucoup, cette pertinence dans les résultats paraîtra tout à fait incroyable, mais ce n’est pas une preuve de l’intelligence des ordinateurs, ce n’est qu’un usage de statistiques sur des consommations passées. Et qui nous dit que, nous, individu, nous aurons envie d’acheter des chips avec de la bière, si nous faisons justement partie du faible pourcentage de consommateurs qui n’aiment pas les chips. Ou peut-être même que ce jour-là, nous n’en aurons pas envie. « La nature humaine n’est pas uniforme ni homogène, confirme Raphaël Enthoven. Bien souvent nous zigzaguons, mais les algorithmes n’en savent rien. Toute la difficulté est de saisir la notion de singularité, qui désigne ce que nous avons d’unique, mais aussi de bizarre, d’étrange, et qui est au cœur du dispositif humain. »

Notre singularité nous épargne de passer sous l’emprise totale des machines, des algorithmes, car c’est elle qui rend nos comportements parfois imprévisibles. C’est aussi en se basant sur cette singularité de l’individu que les vendeurs basent leurs meilleurs argumentaires : comment ne pas être séduit par un objet ou un service qui semble n’avoir été conçu que pour répondre à nos propres besoins ?

 

La data suffit-elle à nous définir ?

Certains pourraient objecter que grâce à la donnée, les machines augmentent leur capacité à comprendre le comportement humain. Mais pouvons-nous être définis par ces seules données ? 

Raphaël Enthoven cite Bergson : ” en amour on ne compte pas”, qui signifie que ce n’est pas la somme de nos vertus qui nous rend plus aimables. De même, ce n’est pas la somme des données collectées par les algorithmes qui nous enlève notre singularité. 

Ce qui nous caractérise, c’est bien cette simplicité, cette unicité, qui s’oppose à la « simplification » que l’on serait tentés d’adopter pour modéliser nos comportements. « La simplicité d’un sentiment, d’un geste, d’une décision, c’est ce qui relève de la singularité de l’humanité, et qui ne peut pas être capturé par les algorithmes, » conclut Raphaël Enthoven.